Travaillant sur les dynamiques de conflit dans le cadre de l'association Modus Operandi pour une approche constructive du conflit, ces appels à la guerre et aux armes m'ont beaucoup inquiétée, car si les causes des conflits sont complexes, les résultats des discours de guerre sont très bien connus. Ils ont comme conséquence de simplifier une réalité complexe, de creuser l'opposition entre pour et contre, entre ennemi et allié. Le discours de guerre induit une opposition binaire, il nous rappelle le Either you are with us or against us de Bush en 2001. Cette recherche d'un ennemi est d'autant plus problématique si son identité n'est pas clairement identifiable. Cibler une guerre contre un grand concept, comme le terrorisme, laisse à chacun la possibilité de définir contre qui on se bat concrètement. Le fait que beaucoup de musulmans et même d'arabes non-musulmans aient dû expliquer à leurs collègues de travail ou à leurs voisins qu'ils n'approuvaient pas ces actes d'extrême violence montre que ce discours laisse libre cours à nos phantasmes d'ennemi.

Quelques jours après les attentats de Charlie Hebdo, dans un quartier avec une forte population musulmane, j'ai posé aux gens que je croisais dans la rue, la question de savoir s'ils trouvaient que la France était en guerre. La réponse générale était : s'il y a guerre, ce serait contre qui ?. Cet ennemi inconnu porte à confusion. Le témoignage suivant de Mohammed montre comment ce discours de guerre a créé de la distance entre deux habitants du même quartier de Grenoble depuis des années. Il raconte qu'il avait croisé Gilbert sur le chemin vers la Poste qui lui avait dit : ce qui vient de se passer creuse le fossé entre nous. Cette remarque a profondément attristée Mohammed qui a répondu que cette séparation était uniquement présente dans la tête de l'autre, sous-entendant qu'elle était fictive, fabriquée. Malheureusement nous avons pu constater, maintes fois, que créer des divisions est beaucoup plus facile que de les déconstruire.

Au-delà des tensions entre personnes, il faut aussi tenir compte des tensions internes de l'individu. L'une des conséquences du discours binaire est la tension engendrée chez une grande partie de la population, horrifiée par la violence des terroristes mais également blessée par les dessins apparus dans Charlie Hebdo ou en colère contre ces dessinateurs. Comme Amin Maalouf l'a tellement bien décrit dans “les identités meurtrières”, notre identité est multiple, consiste en un multitude de facettes qui lui rendent sa richesse. Il est problématique d'avoir le sentiment de devoir choisir entre l'un de ces éléments,dès lors qu'il y a un conflit entre eux, le plus souvent imposé par les discours médiatiques ou politiques. Si, être citoyen, était synonyme de Charlie, que fait-on si on ne se sent pas Charlie ? Un bon nombre d'élèves de l'éducation nationale s'est retrouvé devant ce dilemme le jour du deuil national quand dans beaucoup d'établissements les enfants ont été invités à créer des pancartes “je suis Charlie”. Mais ce problème se pose aussi dans d'autres institutions qui ont pourtant comme mission de stimuler la participation de tous les citoyens, comme les conseils de quartiers. Ci-dessous l'image de l'entête du site de la Ville de Grenoble "co-construire ensemble". Co-construire_Grenoble.png

Après la marche de 11 janvier, certains médias, comme Mediapart ou France Culture ont cherché à comprendre pour quelles raisons on ne serait pas Charlie. France Culture a par exemple réalisé un beau reportage sur cette contradiction interne qu'a amené l'injonction à être Charlie, dans son émission Grain à moudre le 30/01/2012: “Je suis Français, je suis musulman et pas tout à fait Charlie”. Dans une autre émission, "L'école est-elle responsable de tous les maux ?", Karim, un des “grands frères” d'un quartier à Marseille explique qu'il y a d'autres problèmes, prioritaires pour les jeunes, par rapports aux problèmes "qu'il y a eu pour Charlie ». Il voit que certains jeunes sont touchés mais pas au point de faire une marche. Pourquoi ?

Parce qu'on a jamais fait de marche pour eux, par rapport à leurs problèmes à eux. Regardez le quartier où ils vivent, regardez les conditions dans lesquelles ils grandissent. Ils sont Français. Ils ont ont été éduqués en France, ils avaient les mêmes rêves que d'autres Français mais ils ont été dans la réalité et la réalité ça a été quoi ? Des écoles pas dignes de la république, des gens qui auraient dû nous amener dans des vrais parcours, des parcours de la république avec une chance de réussite qu'eux n'ont pas eu. Ils ont vu la vraie France mais eux n'habitent pas dans la vraie France. C'est pour ça qu'ils ne sont pas solidaires car personne n'a été solidaire avec eux. A part les gens qui leur ressemble. C'est cette solidarité là qu'ils connaissent. Mais pas la solidarité avec Charlie. (..) Pourtant, ça les touche mais pas au point de mettre une pancarte « Je suis Charlie ». Ils ont quand même insulté leur prophète. Déjà, il y a eu un choix de différences, trop de différences. C'est sûr qu'il y en a qui soutiennent les frères Kouachi ou Coulibaly. C'est obligé, mais la majorité des gens du quartier ne soutiennent pas ça. (..)

Après la marche du 11 janvier, certaines mobilisations et prises de paroles à la marge ont pu faire entendre la parole qu’on n’était pas tous Charlie et tant mieux ! Elles ont revendiqué le message qu’on était policier, qu’on était juif, qu’on était policier musulman etc. Bref, qu’on pouvait avoir une multitude d’identifications, appartenir à plusieurs groupes : musulman ET citoyen français ; policier ET juif, d’origine algérienne ET être française…. Dans une société libre il y a de la place pour cette complexité identitaire. Cette liberté est contraire au renfermement identitaire typique de tout discours de guerre. Dans un effort de guerre, il nous est demandé de choisir, défendons le droit de ne pas se renfermer dans des catégories identitaires, c'est ça aussi la liberté.